EDE – Nouvelle normale

En Défense de l’Entraînement (EDE) est un essai sur la contribution de l’entraînement à un monde en crise. L’article précédent, Introduction, est disponible ici.


Adaptations et déceptions

En remontant dans mes notes, j’ai retrouvé mon plan de l’époque de la première fermeture de nos installations intérieures. Ce plan se résumait en 3 phases :

Phase 1 : Il y a le feu. Tout le monde dehors.
Phase 2 : On n’abandonne personne.
Phase 3 : Construire une nouvelle normale.

Le 16 mars 2020, soit le lendemain de l’annonce de fermeture des « lieux de rassemblement » de l’ensemble de la province, nous avons transféré nos entraînements à l’extérieur, dans le vent, la neige et le froid de l’hiver québécois. La seconde phase signifiait d’entrer en contact avec chacun de nos membres et d’établir un plan individuel pour continuer de bouger malgré le confinement. La dernière phase était de modifier notre façon d’opérer, d’user de créativité pour adapter la livraison de notre service et d’habituer nos membres à cette nouvelle norme de s’entraîner dehors.

Avoir cru pouvoir « construire une nouvelle normale » était décidément une erreur de prédiction qui ne peut être contemplée dans son ampleur qu’en rétrospective.

Parce que trois semaines plus tard, l’entraînement supervisé à l’extérieur est devenu illégal.

Pendant les prochains 2 ans (et le compte continu), « normal » voudrait dire de construire un système commercial pour livrer notre service, seulement pour voir nos efforts invalidés quelques semaines plus tard par des modifications aux mesures s’appliquant aux centres d’entraînement. Entre mars 2020 et juin 2021, nous avons dû fondamentalement changer ce que recevait nos membres, et comment ils le recevaient, en moyenne à toutes les 5 semaines.

Nous avons essayé de livrer notre expertise par des entraînements et du coaching technique préenregistrée, pour que nos membres puissent s’entraîner en confinement complet. À chaque fermeture de nos installations, nous avons vidé le gym de son équipement pour le prêter aux membres, leur permettant d’avoir juste un peu plus de diversité dans leurs entraînements.

Lorsque l’entraînement supervisé à l’extérieur est devenu illégal, nous nous sommes aventurés dans les entraînements en direct par Zoom pour tenter de simuler le lien à la communauté de membres, une tentative qui n’a que confirmé la valeur de pouvoir coacher en personne, et celle de pouvoir partager l’expérience des difficultés de l’entraînement avec d’autres humains.

À la deuxième fermeture, nous avons reconnu que la majorité des gens (et nous inclus) préféraient une amputation mineure au fait de passer plus de temps en vidéoconférence. Les gens avaient besoin d’habiter leur corps et ne pas être devant un écran. Surtout, tout le monde avait un profond déficit en connexions humaines. Notre solution a été de créer « Engrenage en Cellules », un système exploitant l’autorisation d’activités extérieures en dyades lorsque les individus respectaient la distanciation.

Le concept était simple, mais plutôt ingénieux. Il était toujours illégal de coacher en personne, mais nous pouvions apporter de la valeur à nos membres en leur donnant une structure, un partenaire, une programmation d’entraînements en équipe et des idées d’environnements extérieurs pour les réaliser.

Concrètement, les entraîneurs parcouraient la ville à la recherche d’espaces propices et créaient des entraînements sur mesure en conséquence de ce qu’ils trouvaient. En plein hiver et parfois dans la noirceur (qui, en décembre, était déjà bien installée à la sortie du bureau), deux membres se donnaient ensuite rendez-vous pour courir des intervalles dans un escalier public, pousser leur voiture dans un stationnement désert, retourner un vieux pneu dans un boisé, traîner une palette de bois dans un terrain vague, ou user de créativité avec les jeux pour enfants des parcs municipaux.

Mais même cette option est éventuellement devenue illégale.

Annonce après annonce, notre travail à construire une structure pour l’entraînement de nos membres était à recommencer. Le cycle le plus rapide s’est fait à la fin de mars 2021. Un an après le début de la pandémie et six mois après le début de la deuxième fermeture imposée, nous avons enfin pu rouvrir, seulement pour être forcés de refermer une semaine et demie plus tard. Le résultat était un aller-retour incessant, mais toujours juste assez différent dans les détails des conditions pour nécessiter de réinventer la roue à chaque fois.

L’expérience était similaire à tenter de bâtir une entreprise sur du sable mouvant.

Oublier comment dormir

Dans ce processus, j’ai perdu la capacité de dormir. Mon cerveau s’est transformé en un radar à problèmes et un processeur à solutions. Je n’acceptais tout simplement pas de laisser tomber mes membres et mon équipe. Pendant que je me débattais, j’avais aussi conscience du risque de perdre mon entreprise, avec tous les efforts qui avaient été engagés pour la faire exister, et la peur des conséquences qui viendraient avec sa fermeture.

Parce qu’à chaque annonce de modification, il y avait quelques-uns de nos membres qui nous contactaient pour demander un arrêt de service. Et à chaque fois je les comprenais. Malgré nos intentions de livrer le meilleur service possible en nous adaptant aux conditions, il n’en reste pas moins que ce qu’ils recevaient pendant la pandémie ne faisait pas partie de l’entente qu’ils avaient initialement accepté. Nos membres ont été extrêmement résilients aux changements et ont fait preuve d’une énorme fidélité envers nous.

Mais petit à petit, notre entreprise a été érodée par vague après vague de mesures changeantes. Les gens avaient besoin de régularité, de constance dans leurs habitudes d’activités physiques pour contrer l’incertitude de la pandémie. Devant le chaos de mesures incessamment variables, je ne blâme personne d’avoir tiré la serviette.

Au milieu de la deuxième fermeture, nous avions perdu 70% de notre revenu prépandémique. Engrenage fonctionnait à perte, avec des installations qui devaient être payées, mais ne pouvaient être utilisées. Après plus d’un an en mode survie, nos réserves monétaires d’urgence étaient depuis longtemps épuisées. Il y avait effectivement des programmes d’aide gouvernementale, mais la dette ne règle pas le problème, elle le déplace dans le futur (pour un prix). Et même si nous avions une assurance contre la perte de revenu, l’assureur refusait de couvrir les conséquences de la pandémie.

Pourtant, au-delà du risque de ruine économique, ce qui m’enflammait le plus était de contempler la mort du projet lui-même, celui de contribuer positivement à la santé de la population, dans un moment où elle en avait critiquement besoin.

Non. J’ai refusé cette option. J’ai activé le système d’urgence en moi, et j’ai effacé ma capacité à l’éteindre. 

Si j’allais échouer, j’allais le faire en sachant avoir tout donné.

Annonce après annonce, je me suis fouetté à user de stoïcisme pour juger objectivement de la situation, identifier ce qui était sous mon contrôle, agir en conséquence, et volontairement accepter ce qui ne l’était pas. Je suis malgré tout devenu allergique aux annonces gouvernementales. J’ai développé une réaction physiologique à ce qui pouvait sembler comme des modifications mineures aux mesures sanitaires, mais qui avait pour conséquence la destruction de notre service, et la nécessité de recommencer par conviction, tout en sachant que ces efforts allaient probablement mener au même résultat dans quelques semaines.

À la fin de 2020, j’étais sur le bord de l’effondrement. Je savais que je devais minimalement prendre soin de moi, que je devais me reposer, mais j’en étais au point où j’avais oublié comment.


En Défense de l’Entraînement (EDE) est un essai sur la contribution de l’entraînement à un monde en crise. L’article suivant, Écrire pour comprendre, est disponible ici.

À propos de l’auteur

ÉTIENNE BOOTH

Fondateur d’Engrenage, Étienne partage le plus gros de son temps entre ses rôles d’entrepreneur et d’entraîneur. Son passé d’instructeur en plein air lui a appris sur l’humain et les groupes. Son M. Sc. en médecine expérimentale lui a appris à être critique devant la science et lui a ouvert l’opportunité d’enseigner la psychologie sportive à l’Université du Québec à Chicoutimi. Engrenage lui permet de mettre en œuvre l’ensemble de ses expériences.