EDE – Compter les corps

En Défense de l’Entraînement (EDE) est un essai sur la contribution de l’entraînement à un monde en crise. L’article précédent, Écrire pour comprendre, est disponible ici.


Tout autour, je voyais des individus normalement hautement fonctionnels souffrir de la situation, fragilisés dans leur santé physique et mentale par la destruction des habitudes qui les maintenaient en équilibre. Des membres et des gens de mon entourage me confiaient avoir pratiquement arrêté de bouger, avoir pris du poids, mal dormir, être anxieux. Certains avaient développé des symptômes dépressifs. Je me souviens d’une de mes membres qui est venue me voir suite à la fermeture de nos installations et l’interdiction de s’entraîner en duo à l’extérieur. Les larmes aux yeux, elle m’a dit : « c’était la dernière chose qui me gardait saine ».

Encore plus près de moi, ma mère m’a informé au téléphone qu’elle ne pouvait plus aller s’entraîner dehors. Depuis environ deux ans, elle avait intégré l’habitude de rejoindre un petit groupe de femmes d’âge périphérique à la retraite pour bouger dans un parc, sous la supervision d’un entraîneur. Hiver comme été, elles avaient le courage de faire des squats, des fentes, des push-ups et des planches appuyés sur des bancs de parc et des tables à pique-nique; le minimum pour entretenir la force et l’amplitude de mouvement essentielle à la fonction.

Mais cette pratique était devenue illégale. Lorsque l’entraînement extérieur supervisé a été de nouveau autorisé à l’hiver 2021, l’organisation offrant le service avait suffisamment été ébranlée par le tumulte de mesures concernant l’entraînement qu’ils ont pris la décision de ne pas reprendre leurs activités. Alors ma mère a cessé de s’entraîner.

Il y avait quelque chose dans ces images qui m’ont blessée.

Puis j’ai pris conscience qu’il y avait probablement des millions de Québécois et Québécoises dans la même situation, pour qui les conditions étaient devenues si défavorables à bouger qu’ils ont tout simplement arrêté. Empêcher quelqu’un qui possède la volonté d’être actif pour sa fonction et son bien-être me frappait comme un échec évident de santé publique, un bris de l’engagement au cœur du pouvoir démocratique et du service public, celui d’agir dans l’intérêt de sa population.

J’étais professionnellement bien au courant de la difficulté d’instaurer l’entraînement, le sport et l’activité physique en quantité et en qualité suffisante pour le maintien et le développement de la santé. Et à ce moment, j’étais témoin en direct de l’écroulement de ces habitudes si chèrement acquises.

Pour certains, la force musculaire nécessaire à l’autonomie ne reviendrait jamais. Pour d’autres, les kilos en trop (et les problèmes chroniques qui viennent avec) allaient les suivre pour le reste de leur vie. De par l’âge ou la résistance à se remettre en mouvement, je savais qu’une partie de la population qui arrêtait de bouger pendant la pandémie ne regagnerait jamais la fonction perdue.

Et cela, sans compter l’impact de perdre le momentum chez les plus jeunes, de perdre l’opportunité de maintenir l’activité physique comme une seconde nature, beaucoup plus facile à conserver qu’à instaurer à l’âge adulte.

La population allait payer le prix d’avoir proscrit l’entraînement, le sport et l’activité physique pendant au moins une décennie, si ce n’est pas pour une génération complète.

En même temps, les données sur la Covid-19 transmettaient un message abondamment clair; dans la vaste majorité des cas, les pires conséquences étaient subies par ceux qui présentaient les comorbidités associées au manque d’activité physique. L’inactivité physique avait même été identifiée comme étant le plus puissant prédicteur d’hospitalisations et de décès qu’un humain peut contrôler, plus fort encore que tous les facteurs de risques ou conditions médicales comme le tabagisme, l’obésité, le diabète, l’hypertension, les maladies cardiovasculaires ou le cancer.

Dans l’urgence immédiate de la pandémie, nous avions la preuve criante de l’importance d’avoir une population active.

J’étais furieux du manque de respect de nos décideurs envers des données si accablantes.

Les gens inactifs étaient littéralement en train de mourir au bout des respirateurs des soins intensifs, et nous avions collectivement prononcé l’entraînement comme étant non essentiel.

Nous étions en train de nous tuer nous-mêmes.

Je me rappelle du moment où j’ai décidé de défendre l’entraînement, où j’ai pris la décision de me commettre à écrire ce que vous avez sous vos yeux.

J’étais seul, dans mon gym éviscéré de son équipement, en train de pousser et tirer du caoutchouc vulcanisé. J’avais besoin de m’attaquer à un défi concret. Une épreuve pouvant être solutionnée seulement par l’effort brut produite par ma propre volonté.

Pour moi, l’entraînement possède cette capacité de m’obliger à être présent. Dans l’intensité de la demande physique, le système d’alarme pointé vers le futur doit déconnecter pour prioriser ce qui est immédiatement devant moi. Je suis forcé de me distancer des problèmes qui occupent mes pensées, taxé par l’obligation de réaffirmer à chaque seconde ma volonté à exécuter.

Le corps lutte, mais l’esprit est calme.

Pour l’occasion, je faisais jouer une liste de lecture enlignée avec mon état, et à un volume pour que le son ait du poids. Compter les Corps, du groupe punk rock québécois Les Vulgaires Machins, occupait lourdement l’espace. J’avais certainement entendu cette chanson plus d’une centaine de fois, mais je ne l’avais jamais écouté, je ne l’avais jamais ressentie.

Parce que même si elles avaient été écrites une décennie et demie avant la pandémie, les paroles résonnaient profondément, presque trop littéralement:

« Tout seul, j’veux pas mourir de honte
En p’tites miettes sur le seuil
Compter les corps qui tombent
J’veux pas rester tout seul

Je pensais que les mensonges faisaient mal
Mais la vérité est encore pire
Les imbéciles se convertissent par millions
Et les escrocs gagnent du terrain

Les architectes nous dessinent une illusion
Et l’indifférence nous trace le chemin
Je compte les corps tombés
Comme des feuilles mortes sur le terrain »

De répétition en répétition, je sentais la tempête d’émotions accumulées monter à la surface. Je me suis mis à être submergé tout en même temps de colère et de tristesse, de rage et de désespoir, d’incrédulité, de découragement et de combativité.

Et toutes ces émotions étaient décuplées par le message qui m’était envoyé à travers les décisions gouvernementales : votre service est non essentiel, il ne contribue aucune valeur à la société, l’impact de son absence est nul, et vos efforts sont donc sans importance.

Et pourtant.

Le monde était en feu, et tout m’indiquait que comme société nous avions fait des choix pour volontairement nous rendre encore plus fragiles et vulnérables, plus inflammables. Et si en plus il était vrai que le SRAS-CoV-2 se transmettait par aérosols et que nous ne faisions rien pour empêcher sa propagation, nous étions tout simplement en train de passivement nous laisser consumer par les flammes.

« Seul, j’regarde mourir le monde
En p’tites miettes sur le seuil
Je saignerai sur ma feuille
J’regarde mourir

Je pensais que les mensonges faisaient mal
Mais la vérité est encore pire
Les assassins nous dessinent une illusion
Et l’ignorance nous trace le chemin

Je compte les corps tombés
Comme des feuilles mortes sur le terrain
Seul, j’regarde mourir le monde
En p’tites miettes sur le seuil
Je saignerai sur ma feuille
J’regarde mourir le monde »

Au cœur d’un entraînement réellement difficile, les deux seules voies de sortie sont l’abandon, ou l’agressivité. Une agressivité productive, celle qui permet la survie. Dans la confrontation d’une épreuve terrassante, il arrive un point où l’espoir devient superflu et doit être incendié. Espérer que les choses s’améliorent ne change rien. À ce moment, l’exécution est tout ce qui doit exister.  

Le potentiel de vies riches, productives et heureuses se faisait étioler par une accumulation d’erreurs de perception et d’indifférence. Je ne souhaitais pas cela aux gens que j’aime, à nos membres, à leurs familles, à personne…

Aux trois quarts de l’entraînement, les tensions de toutes ces forces contradictoires me poussaient à hurler sans réserve après chaque répétition. Des larmes de défiance embrumaient ma vision. Je ne sentais plus la brulure de l’effort. J’étais dans son brasier, totalement à vif. C’est là que l’espoir d’une solution externe a été incinéré en moi.

C’était décidé, je n’allais pas m’échouer au sol et espérer être sauvé.

Des gens étaient en train de mourir. Je n’allais pas accepter d’être impuissant. Si j’allais être brisé, ce serait en me battant.

« Quand j’y pense deux minutes
Conscient et lucide
C’est compliqué, mais possible
Les imbéciles se comptent peut-être par millions
Mais la raison gagne du terrain
Les serviteurs se comptent encore par millions
Mais la discorde gagne du terrain
J’espère un peu plus loin
Briser la honte qui me retient

Seul, j’veux pas mourir de honte
Résigné par l’épreuve
J’veux pas mourir de honte
Et accepter le deuil

J’regarde mourir le monde
En p’tites miettes sur le seuil
Je saignerai sur ma feuille
J’regarde mourir le monde »

Furie.

C’est ce qui est resté de la distillation de toutes ces émotions. Une furie absolue. Calme. Imperturbable. La paix au centre d’une monstrueuse tempête. Si pas moi alors qui? Si pas maintenant alors quand? J’avais le choix d’agir ou non. Je trouverais les faits, je démêlerais la situation, je démontrerais l’aberration de nos décisions, ou je me prouverais au contraire moi-même dans l’erreur.

Je ferais ce qui doit être fait, en défense de l’entraînement.


En Défense de l’Entraînement (EDE) est une réflexion sur la contribution de l’entraînement à un monde en crise. L’article suivant, Mises en garde, est disponible ici.

À propos de l’auteur

ÉTIENNE BOOTH

Fondateur d’Engrenage, Étienne partage le plus gros de son temps entre ses rôles d’entrepreneur et d’entraîneur. Son passé d’instructeur en plein air lui a appris sur l’humain et les groupes. Son M. Sc. en médecine expérimentale lui a appris à être critique devant la science et lui a ouvert l’opportunité d’enseigner la psychologie sportive à l’Université du Québec à Chicoutimi. Engrenage lui permet de mettre en œuvre l’ensemble de ses expériences.